les difficultés de la lecture
En grandissant, je trouve difficile la concentration requise pour écrire, et lire.
Adolescente, je lisais des romans dès que j’avais du temps libre, même en classe. Quand je ne lisais pas, j’écrivais des histoires sur des forums de jeu de rôle. Mes parents se sentaient forcés de limiter mon temps d’écran tellement je pouvais être facilement absorbée par mes écrits.
Puis un jour, je suis partie à l’autre bout de la planète pour apprendre une langue étrangère dans une famille d’accueil. J’ai décidé d’arrêter de lire et d’écrire en français pour mieux m’immerger dans la culture. J’ai arrêté les forums et la lecture.
En rentrant au pays, j’ai commencé les études supérieures. Lire est devenu un luxe ; écrire, un passe-temps dans le train qui me ramenait à l’internat le dimanche soir.
Plus le temps passe, plus la réalité et ses priorités vous rattrapent. Lire et écrire sont des activités souvent solitaires ; j’ai dû apprendre à en réduire la fréquence pour pouvoir créer de nouvelles amitiés dans ma vie d’ici et maintenant.
Puis est venue la recherche de travail, qui limite tous vos écrits à des demandes LinkedIn, CV et lettres de motivation, où le seul but est de convaincre – non plus d’imaginer, de s’amuser ou d’inventer.
Puis est venu le premier emploi, avec ses joies, avec ses stress, et mes envies de les oublier le soir dans un film et des séries. Le visuel a pris le dessus. J’ai passé mes premiers mois à regarder des séries dans le bus le matin, le soir, et avant de dormir. Mais, pas un seul livre. Peut-être, parce que c’est tellement plus facile de laisser l’auteur m’imposer sa vision de la réalité, plutôt que de l’imaginer moi-même à partir du script. Je me rends de plus en plus compte à quel point lire prend plus de temps et d’effort que de regarder une vidéo.
Lire un poème et le comprendre, c’est faire une pause dans son coeur. Au contraire d’un film ou d’une série, les sentiments transmis ne sont pas forcés. Ils sont suggérés – les mots sont simplement un guide. C’est au lecteur de regarder en lui-même, d’oublier ses schémas mentaux habituels, et d’ouvrir sa compréhension intérieure pour se connecter aux mots et aux métaphores.
Lire n’est pas une distraction – c’est une concentration de l’esprit tout entier.
Mais lire est devenu une distraction. Instagram aurait-il le même succès s’il masquait toutes les photos et ne gardait que le texte ? Nous laissons notre créativité passive et nous préférons nous abreuver de celle d’autrui. Qui plus est, elle doit combler tous nos manques imaginatifs par les images et la musique.
On se promène de plus en plus, non pas en regardant le ciel ou en lisant un livre, mais en lisant un fil d’actualités, que ce soient celles de nos amis ou celles du monde. Sitôt la lecture d’un statut est finie, on passe au suivant. On suit une multitude d’histoires déconnectées. On a besoin que ces histoires aient l’air réelles, mais pas trop. On n’aime que les bonnes nouvelles. On n’ose pas exprimer ce qui nous rend vraiment triste, inquiet, en colère. On n’ose pas exprimer notre sentiment de solitude. On n’ose pas dire qu’on n’a pas confiance en soi, qu’on s’en veut, qu’on se trouve indigne d’être aimé, qu’on ne pense pas être capable d’aimer. On n’ose pas demander aux autres ce qu’ils ressentent – on a déjà bien trop de mal à accepter nos propres sentiments. On a appris à écrire sur notre vie sans écrire sur la Vie. On sent, légèrement, que notre histoire est déconnectée de celles des autres. En lisant un fil, on se sent poussé dans le même courant qu’autrui, tout en ayant du mal à accepter que chacun suit en réalité son propre chemin.
On dit qu’on préfère les nouvelles à la fiction à cause de leur utilité immédiate, tout en ignorant qu’en réalité, nous traitons les deux de la même façon. “Cette politique ne me plaît pas – j’irai en parler avec mon voisin.” La discussion tourne naturellement à la fiction et à la frustration, car aucun desdits voisins n’aura l’énergie de réaliser les solutions alors imaginées. La fiction fait partie de notre quotidien mais nous préférons faire semblant de l’ignorer, trouvant alors une excuse pour ne pas lire plus de vraie fiction. Celle qui vous transporte ailleurs, dans un nouvel endroit, dans la peau d’un autre – sans promesses, sans frustrations.
Dans la course à la stabilité, on peut oublier qui on est, ce qu’on aime, ce qui nous fait vibrer. On peut oublier de regarder son coeur et de prendre le temps de se connecter à soi.
C’est une de raisons pour lesquelles je me remets à écrire – pour combattre cette déconnexion, pour me recentrer, et pour inviter autrui à se recentrer de la même façon. Pour réapprendre à prendre le temps de lire, un mot après l’autre.
20 novembre 2019