la fille qui ne portait pas de lunettes
Y a-t-il des aveugles qui ont peur de voir ?
Adolescente, au collège, j’ai remarqué que je n’arrivais plus à voir le tableau quand j’étais au fond de la classe.
Une autre fois, en regardant ma prof de musique à travers les lunettes de mon voisin, je me suis rendu compte de toutes les rides qu’elle avait et que je ne voyais pas habituellement. Ça m’a fait peur. J’ai commencé à me demander « et si MA vision était normale et celle de mon voisin était juste… supra-normale ? MA vision me semble meilleure, au moins je n’ai pas besoin de voir tous ces défauts du visage… Mais mon pauvre voisin les voit tout le temps ».
Plus tard, lors d’un voyage en Ecosse, je me suis rendu compte que ma famille arrivait à voir des baleines au loin dans l’océan, alors que je ne les distinguais même pas. De même pour les dauphins. J’étais triste, car je rêvais de voir ces dauphins depuis longtemps. Ma mère l’a remarqué, et m’a alors emmenée chez un ophtalmologue.
Choisir de ne pas porter de lunettes
À la suite de ce voyage, je suis allée consulter une ophtalmologue qui m’a détectée une myopie. Sur 10 lignes de texte, allant de la plus grande police de caractères à la plus petite, je pouvais en lire 6 avec un œil et 7 avec l’autre œil. (6/10 et 7/10)
Ce qui surprendra certains, c’est que ma mère m’a conseillé de ne pas porter de lunettes. Elle croyait que ma vue pouvait s’améliorer et elle avait entendu parler des risques suivants si je décidais de porter des lunettes :
- Le fait que porter des lunettes empêche les yeux de continuer à travailler, empêchant ainsi toute rémission possible, impliquant potentiellement même la baisse de la vue
- La dépendance aux lunettes (toujours obligée d’en avoir avec soi)
- L’obligation du port des lunettes écrit dans le permis de conduire (si on porte des lunettes pendant son permis, ou qu’on échoue au test de lecture)
J’ai suivi son conseil, mais ma vue ne s’améliorant pas, je me suis du coup toujours battu pour être au premier rang en classe, sinon, je devais copier le cours sur mon voisin. J’ai réussi ma scolarité ainsi (dont les études supérieures) et mon permis de conduire sans lunettes.
Cela fait plus de dix ans que je me dis que je m’en sors très bien, sans lunettes. Et quelque part, c’est vrai. Ma seule déception notable vient peut-être d’un souvenir au Vatican où je n’arrivais pas à distinguer les ornements du plafond de la cathédrale, et j’ai dû emprunter les lunettes de mon ami myope pour en profiter. Et bien sûr, toutes les fois où je dois plisser les yeux pour lire les sous-titres d’un film au cinéma.
Remise en question
Hier, ma belle-sœur se plaignait que sans ses lunettes, elle voyait tout flou. Je me disais qu’elle avait sûrement une vision de base moins bonne que la mienne, vu que moi « je m’en sortais bien ».
Mais en prenant ses lunettes, je me suis rendu compte que ma vue ne changeait pas.
La correction de ses lunettes n’était pas assez forte pour moi.
Ce qui veut dire que ma vue de base était pire que la sienne !
Ma belle-sœur se plaignait de sa vue de base, qui était pourtant meilleure que la mienne.
Je me suis rendu compte que je ne me plains rarement de ma vue de base, car j’y suis habituée. Mais j’y suis habituée car j’ai oublié à quoi une vue normale ressemble !
Quand je passe mes journées de boulot devant l’ordinateur, croyez-moi que je n’ai pas le temps de réfléchir aux conséquences de ma myopie quotidiennement.
Je ne me rends même plus compte de tous les détails de la vie que je ne vois pas.
Les détails de la peau des gens, les détails des paysages, les détails des plafonds des églises, les détails des musiciens sur scène.
Je suis habituée à voir le monde « flou », même si pour moi, il n’est pas flou, il est juste « normal », car ça fait partie de ma normale à moi maintenant.
Quelque part, c’est pratique. C’est vrai que j’ai réalisé mon indépendance des lunettes. Si demain il y a l’apocalypse et que les opticiens cessent d’exister, je serai sûrement la seule myope à ne pas paniquer.
D’autre part, je sens que je passe à côté d’une myriade d’informations quotidiennes. C’est comme si je voyais la moitié du monde chaque jour, et que je ne sais plus à quoi ça ressemble de voir son entièreté.
Peur du changement
Sur la table de la cuisine, il y a trois livres que ma mère a acheté, avec des exercices de relaxation à faire pour améliorer sa vue. Ils ont l’air super. Mais vous savez quoi ? J’ai peur de les utiliser.
J’ai peur car je ne sais pas ce que « améliorer ma vue » signifie vraiment. Je n’ai plus de point de repère depuis longtemps sur cela. Je suis tellement habituée à ma condition actuelle.
Et donc, si ces exercices marchent, j’ai peur de voir un monde totalement nouveau. J’ai peur de voir le monde totalement différemment, et je ne sais même pas à quoi m’attendre.
J’ai peur d’être bombardée de nouvelles informations visuelles que mon cerveau n’arriverait plus à gérer, faute de place dans le système. Je vous l’ai dit, c’est comme si je voyais la moitié des pixels du monde, mais je ne sais plus ce qu’il y a dans l’autre moitié.
Aller de l’avant
Aujourd’hui j’ai refait un test chez l’opticienne, et ma vue ne s’est pas améliorée, elle a même un peu baissé (d’un point seulement). Elle m’a prévenu que je suis proche de ne pas avoir le droit de conduire. C’est fou.
Je souhaite donc améliorer ma vue, mais en même temps je ne sais pas à quoi m’attendre. J’ai peur du résultat en même temps que je le désire, idéalement. Ca a l’air stupide mais c’est tellement ça.
Alors, avant de commencer à faire les exercices d’amélioration de la vue, j’ai décidé… de porter des lunettes.
Mon but n’est pas de les porter toute ma vie ; mais peut-être au moins ne serait-ce qu’un jour, voire une semaine, un mois, juste pour me rendre compte une fois pour toutes de tous les détails que je ne vois plus depuis longtemps, et me donner envie de faire ces exercices, savoir où je vais et mieux comprendre comment ça va me bénéficier.
Je ne vois pas comment faire autrement pour sortir de ma pensée “ma vue actuelle est normale et suffisante” alors que… ce n’est pas le cas.
🙈
Une métaphore de la vie
Je me demandais si cette histoire n’est pas similaire à ce qu’on vit parfois.
Parfois, on vit pendant tellement longtemps avec le même état d’esprit, qu’on ne sait même plus à quoi ça ressemble d’être heureux et en paix avec soi-même. Je pense aux gens qui ont de la dépression depuis des années, une mauvaise estime d’eux-mêmes depuis longtemps, une peur irrationnelle de quelque chose (des hommes, des femmes, de l’école, de l’entreprise, des maths, de l’abandon, du rejet, j’en passe). Certes, on leur dit d’aller faire une thérapie, mais a-t-on considéré qu’ils craignent peut-être le changement après tant d’années de statu quo ?
- Peur de voir le monde complètement différemment que ce qu’on en a l’habitude
- Peur de se rendre compte de toutes les opportunités qu’on manque chaque jour à cause de notre rejet du changement
- Peur de voir les choses telles qu’elles sont vraiment, au lieu d’à travers un filtre personnel
C’est important de reconnaître, de nommer, et d’exprimer ces peurs. En tout cas, le faire m’a aidé à prendre la décision d’aller me mettre des lunettes bientôt, pour enfin voir ce que je refuse de voir depuis longtemps.
Si c’était à refaire, je porterais des lunettes plus tôt, et fréquemment, au moins pour ne pas oublier à quoi ressemble une vision normale et en avoir peur plus tard.
18 octobre 2021
4 Commentaires
Cédric
Merci pour ton expérience. Tes nièces ont aussi des lunettes 🙂
Vas-tu te forcer à enlever tes lunettes si (et malgré le fait qu’) elles te donnent une bonne vue ?
Cynthia Mayer
Je ne me force de rien du tout ^^
Là j’essaye de les mettre pour redécouvrir tous les lieux communs près de chez moi 😀 tous les détails que j’ai manqués… et l’automne est plus joli aussi. C’est comme regarder la vie en HD…
Marie
je me souviens de mes journées d’enfance sans lunettes… comme une sensation de tâtonner, de ne pas comprendre comme les autres, de devoir faire une analyse complète des comportements de mon entourage pour tenter de deviner ces choses évidemment écrites. Bref, des journées éreintantes… et là, je t’imagine avoir vécu ça chaque jour de ta vie. Je sais que l’on se rend moins compte de ce que l’on perd tant qu’on ne l’a pas connu, et que ta peine est donc limitée, mais moi j’ai connu les lunettes et je ne peux m’empêcher d’avoir beaucoup de chagrin pour toi! (les dauphins quand même !!!!!)
Cynthia Mayer
Très bon résumé 🙂
T’inquiète cette année je suis allée nager avec des dauphins pour la première fois dans l’océan ♥ à Hawaii. Le manque de lunettes m’a pas particulièrement touchée (j’étais sous l’eau anyway) et les dauphins étaient plutôt proches.
Je me demande si je peux porter mes lunettes sous l’eau ceci dit…