les systèmes
Le bénéfice d’avoir des neveux, c’est de se rendre compte à quel point l’enfance dure plutôt longtemps. La mienne me semble loin derrière moi ; a-t-elle vraiment duré 8 ans ? 8 ans d’adulte me paraissent incroyablement longues. Je n’arrive pas à me projeter dans 8 ans maintenant.
Mais quand j’étais enfant, je savais ce qu’il se passerait dans 8 ans. Dans 5 ans. L’année d’après. En tout cas, j’avais une idée. Mais je ne décidais pas de ces idées moi-même ; tout le système autour de moi le décidait.
L’école
Petite, je savais qu’à 11 ans j’irais au collège. Je savais qu’à 15 ans, j’irais au lycée.
Pendant une année scolaire, je savais que le trimestre prochain, on commencerait un nouveau chapitre en cours d’histoire. Je savais que l’année d’après, je pourrais commencer les cours d’espagnol si je le voulais. Je savais qu’après cette interro de maths, on avait cours d’anglais. En rentrant à la maison, je savais que ma première priorité était de finir les devoirs pour le lendemain. Je savais qu’à 14 ans, j’aurais le brevet à préparer ; à 17 ans, le bac, diplôme de lycée.
Je savais aussi qu’après le bac, diplôme de lycée, que je ferais des études supérieures. Dans ces études supérieures, je ferais des stages. Puis avec l’obtention d’un diplôme, je pourrais enfin « travailler ». Je le mets entre guillemets parce que j’avais du mal à comprendre ce que ça voulait dire à l’époque.
Jusqu’à ce que je travaille, je n’avais pas trop à réfléchir.
Qui décidait de mon emploi du temps ? L’école. Qui décidait de mes plans de l’année prochaine ? L’école. Qui décidait de ce que je pouvais étudier ? L’école. Qui décidait des examens à passer ? L’école. Tout ce que j’avais à faire, c’était tout faire de mon mieux pour bien réussir ma vie par la suite. Chaque trimestre était organisé par l’école. Chaque semaine. Chaque semestre. Chaque année. Chaque décade.
Le travail
Et me voilà avec un diplôme, et une dette étudiante. On m’a toujours dit que la prochaine étape, c’est de travailler. Alors je cherche un travail, j’en trouve un dans le domaine qui m’intéresse, je travaille. Je décide d’au moins travailler jusqu’à ce que je puisse rembourser ma dette. Comme à l’école, je fais de mon mieux en attendant.
Jusqu’à ce que je finisse de rembourser ma dette, et à mettre assez de côté pour faire autre chose, je n’ai pas trop à réfléchir.
Qui décide de ma semaine ? Mon entreprise. Qui décide des projets du trimestre ? Mon entreprise. Qui a droit de veto sur mes vacances ? Mon entreprise. Qui décide où je peux habiter ? Mon entreprise. Qui décide quand je dois me lever et me coucher ? Mon entreprise. Qui décide de l’équipe avec laquelle je travaille ? Mon entreprise.
Oui, j’ai atteint le « Saint Graal » d’obtenir un bon travail. N’est-ce pas pour cela qu’on va à l’école en premier lieu ? Pour obtenir un bon travail à la sortie.
Les journées passent, je continue à atteindre (ou pas) les objectifs fixés par ma hiérarchie, la roue tourne, la Terre tourne, et le temps s’écoule.
L’argent vient, je paye le loyer, je me fais à manger, je cherche un hobby, je rencontre des amis qui ont les mêmes horaires de travail que moi – heureusement que les horaires dictés par leur système correspondent aux miens.
Mais la réalité est là : que ce soit en école ou en entreprise, je suis prise dans un système qui décide pour moi comment je vais passer ma journée, et des objectifs que je dois atteindre au court terme, et au long terme.
Et je regarde autour de moi, et je vois tous les gens qui sont dans ce même système. Je pense à tous les gens qui ont été dans ce système, depuis le début de l’Homme.
- Tu es fermier au Moyen-Âge ? Les saisons, la météo, sont le système qui dicte ton travail.
- Tu es soldat ? L’armée, les tensions politiques, sont le système qui dicte ton travail.
- Tu es esclave dans l’Antiquité ? Les envies de tes maîtres sont le système qui dicte ton travail.
- Tu es vendeuse ? Les envies et les horaires de tes clients sont le système qui dicte ton travail.
- Tu es politicien ? La durée de ton mandat est le système qui dicte ton travail.
- Tu es youtubeur ? Même si tu dis que tu fais ce que tu aimes, l’algorithme qui te force à poster des vidéos chaque semaine et sur ton réseau social chaque jour pour garder tes abonnés engagés et tes sponsors, est le système qui dicte ton travail.
Peu importe ta formation, le nombre d’années d’études que tu fais ; tu seras toujours pris dans un système, à un moment ou un autre.
Modifier le système est souvent impossible
J’ai récemment demandé à mon manager « Est-ce que vous m’autoriseriez à faire mon travail à temps partiel, ou sur des missions de quelques mois ? ». La réponse était non.
Le système où je suis dicte les timelines de mes collègues, et de mes clients. Les nouveaux produits, les intégrations chez les clients, demandent un investissement qui se mesure en mois, parfois en années. La montée en connaissance dans l’industrie ne se fait pas non plus sur quelques semaines, mais par l’expérience sur différents projets. Les clients et les équipes présents sur différents pays me demandent d’être disponible à tout moment dans la journée, et pas juste le matin ou l’après-midi.
Le système impose les priorités de la vie
Trois choses que j’ai comprises :
1. Le système contrôle la majeure partie de mon temps.
J’ai beau bien gagner ma vie, je dépense le même temps que d’autres personnes au travail, et j’ai autant de temps qu’elles pour en profiter.
2. Le système me donne de l’argent pour profiter de mes temps libres.
Plus j’ai d’argent, plus mes temps libres peuvent être de qualité.
Mais l’argent ne me donne pas forcément plus de temps libre qu’à un autre.
3. Le système contrôle les objectifs de mes journées.
Et si je n’avais pas envie d’aller en cours ? Je dois quand même y aller. Et si je ne veux pas faire cette tâche donnée par mon manager ? Je dois quand même la faire.
Repas entre amis ? Désolée, le système m’empêche d’y aller. Evènement en pleine journée ? Je n’irai pas. Vacances improvisées ? Sans moi. Personne ne me jugera : je devais « travailler », après tout. Ou alors, je devais « étudier ». Tant que je travaille, tant que j’étudie, j’ai une excuse pour manquer toutes les autres choses qui m’auraient paru essentielles sinon.
Et donc, quand je ferme mon ordinateur à la fin de la journée, j’ai l’impression fugace d’avoir fait le plus important : d’avoir respecté le système. D’avoir « bien travaillé ».
C’est vrai au fond : une fois l’école finie, le diplôme obtenu, le job décroché : il n’y a aucune étape qui suit. On peut faire le même job toute notre vie, rester au même endroit toute notre vie, n’acquérir aucune nouvelle expérience de vie, et personne ne nous le reprochera. On a déjà coché toutes les cases.
Et les autres priorités alors ?
Même si j’ai d’autres objectifs de vie, ceux-ci s’estompent graduellement. Après tout, personne ne m’en voudra si je n’écris jamais ce livre ; la plupart des gens ignorent même que j’ai de tels projets. Personne ne m’en voudra si je n’apprends pas cet instrument ; si je ne lis pas ce roman ; si je ne fais pas ma séance de yoga cette semaine ; si je n’apprends pas cette langue ; si je ne voyage pas dans tel pays ; si je ne compile pas telle vidéo dans mon disque dur depuis des mois ; si…
Par contre, tout le monde sait que je travaille. Tout le monde me demandera toujours « Alors, comment ça va au boulot ? », mais personne ne me demandera « Comment vont tes projets secrets ? ».
Parce que, tout simplement, tous ces projets personnels ne font PAS partie d’un système.
- Ils n’ont pas de deadline. Quelle différence entre les faire cette année ou l’année d’après ?
- Ils ne relèvent pas d’un besoin pour se nourrir et se loger.
- Ils ne relèvent pas d’un besoin pour aider quelqu’un d’autre – ou juste un léger espoir, mais pas assez confirmé pour en être sûre.
Quitter le système… ou en rejoindre un autre ?
Alors, pourquoi m’évertuer à réaliser ces objectifs de vie, lorsque le système rend mon existence déjà si confortable ?
C’est vrai que je me plains du manque de liberté, alors je fais des plans sur ce que je ferais sans aucun système.
Mais plus je planifie, plus je me rends compte que les plans auxquels je tiens le plus, appartiennent toujours à un système, eux aussi, bien que ce système soit différent de celui que j’ai actuellement.
Je me plains de mon système d’ingénieur ?
- Je cherche à intégrer le système d’une école de langue pour apprendre une langue qui m’intéresse.
- Je cherche le système de professeure de français langue étrangère ; système des études universitaires d’abord pour me mettre à niveau, puis système de l’école plus tard.
- Je pense à rejoindre le système d’une école de cirque, pour m’entraîner plus régulièrement aux sports artistiques que j’admire.
- Je pense à rejoindre le système d’une école de cuisine, comme j’aime bien cuisiner et donner des bonnes expériences aux gens.
- J’ai plus de motivation pour écrire dans le cadre du système d’un concours de nouvelles, que pour écrire mes romans. Les concours de nouvelles ont toujours des deadlines à respecter, alors que les premiers romans n’en ont malheureusement pas. Les nouvelles s’écrivent en quelques semaines ; les premiers romans, en plusieurs années.
- J’aurai une famille un jour, et probablement les emplois du temps de mes enfants détermineront le mien jusqu’à ma mort : le système de la famille.
Quoi que je fasse, je serai probablement toujours dans un système.
Pour mes projets qui ne font pas partie d’un système ; je dois encore, peut-être, me créer un système fictif pour les accomplir maintenant plutôt que dans 10 ans.
En me disant par exemple « ce sera plus facile de faire ce projet maintenant que…
- « … quand j’aurai des enfants »
- « … quand mon corps sera vieux »
- « … quand le monde sera dévasté par une nouvelle épidémie »
Ou bien par exemple « je vais rejoindre ce groupe d’écrivains amateurs pour ressentir une once de compétition qui me motivera à sortir mon livre avant qu’eux ne le fassent ».
… ce qui ne marche pas forcément non plus.
C’est quoi vos systèmes actuels ?
Comment vous faites pour réaliser les projets qui n’appartiennent à aucun système ?
2 Commentaires
Claire-Eleutheriane
J’ai lu ta phrase :
“On est arrivé en haut de la montagne. Cool ! Et maintenant, on fait quoi ? On attend que le temps passe en se distrayant ?”
Tu viens de résumer mon malaise des derniers mois ^^
Cynthia Mayer
Ah oui ! Et il nous reste encore 80 ans à vivre comme ça ^^